Confrontée à la baisse persistante de ses ventes et de ses profits, dont elle rend responsables les internautes et leurs pratiques de téléchargement qualifiées de « piratage » et prenant conscience dune menace quelle aurait pu mieux anticiper, lindustrie du disque réagit en animal blessé : elle cherche à mettre en place un dispositif répressif inspiré de la lutte contre lalcoolisme au volant. Pour populariser et sanctifier son combat, elle met en avant le danger de mort de la « création artistique » : seuls le maintien et la progression de la vente de musique enregistrée sur CD-ROM pourrait, selon elle, y remédier. Mais ici ce ne sont pas des vies humaines qui sont en jeu.
Pour « obtenir des décisions qui fassent jurisprudence », elle poursuit en justice une cinquantaine dinternautes, qui sont parfois aussi leurs meilleurs clients, devenus boucs émissaire pour les centaines de milliers qui téléchargeraient illégalement en France des fichiers de musique : Christian Vanneste, député, rapporteur du projet de loi relatif au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information, cite le chiffre de 15 millions de téléchargements illégaux par jour : chacun de nous côtoierait au moins un « pirate » parmi ses proches, sindignait-il au cours du colloque sur « les réponses aux défis du peer to peer » organisé au Sénat le 28 septembre dernier par le Forum des Droits sur lInternet. Voilà pour lindustrie du disque une manière bien musclée daborder « léducation à la civilité de l'internet » préconisée par le Forum !
Lindustrie du disque pourrait aussi sen prendre à elle-même, tant elle a tardé à prévenir une situation explosive largement prévisible depuis le succès de Napster en 1999 ; la production , à partir de 2000 en grande quantité et à faible coût, de baladeurs MP3 qui nutilisent plus le support CD-ROM a permis le développement de la musique en balade, nomade ou « environnementale » qui demande de disposer dune grande réserve de programmes ; dans leur publicité pour linternet haut débit, les fournisseurs daccès à internet (FAI) incitent les internautes à « télécharger en toute liberté » ; aucun signalement particulier nindique à lutilisateur lillégalité du téléchargement de certains fichiers musicaux : beaucoup le font sans doute de bonne foi, comme une pratique conforme à la culture internet à laquelle ils accèdent en payant un abonnement mensuel à leur FAI.
Il est clair que lindustrie du disque, comme dans lavenir celle du livre et en règle générale toutes les activités industrielles de fabrication et de diffusion de supports matériels duvres de lesprit est affectée par linternet. La fabrication et la diffusion duvres via le support immatériel que constitue un fichier informatique, sont devenus à la portée de tous. Ces fichiers alimentent les dispositifs « lecteurs » qui établissent la relation entre lhomme et la machine. Il y a là une évolution inéluctable, un glissement de compétences, prélude à une réorganisation des circuits et des métiers, comme ceux quont suscités linvention de limprimerie ou celle du métier à tisser mécanique.
Sur le plan économique, la « chaîne de la valeur » est considérablement réduite du fait de la disparition progressive dintermédiaires devenus inutiles. Une concurrence va sétablir entre les méthodes de diffusion des uvres de lesprit sur support immatériel et sur support matériel, cette dernière conservant ses spécificités et ses adeptes, mais en ayant perdu lexclusivité. Lusager ne peut être tenu pour coupable des conséquences de cette évolution. Les baladeurs MP3, lui permettent désormais de se passer de tout support matériel de la musique et daugmenter considérablement son temps découte, ce qui conduit à une explosion de la demande musicale, que traduit lexplosion du téléchargement et des échanges de fichiers musicaux. Lutilisateur acquiert une plus grande liberté de choix pour sélectionner ses titres et se constituer une bibliothèque musicale personnelle.
Il navait guère profité jusquici des gains de productivité réalisés par les industriels lors des précédents progrès technologiques, du disque noir au microsillon ou du microsillon au CD-ROM, avec un prix quasi constant de lordre de 20 euros par ensemble de 10 titres. Or ces gains deviennent maintenant flagrants : lusager est désormais en position dexiger mieux. En maintenant le niveau actuel de la rémunération des auteurs, entre 20 et 30 centimes par titres et en y ajoutant le coût de lhébergement et de la promotion sur linternet, le prix de revient se situe aux environs dun euro pour 3 titres. Cest ce « juste prix » quil faut proposer et faire accepter par les internautes. Le prix de 1 euro par titre demandé par les premiers services de musique en ligne payante est largement supérieur.
Les « pirates » ne sont pas dans leur majorité animés par une volonté de transgression. Beaucoup seraient prêts à reconnaître le droit des auteurs quils admirent à pouvoir vivre du produit de leurs uvres. Les créateurs profiteront de la diffusion plus large et plus simple à travers linternet pour augmenter leur audience. Certains pourront choisir de diffuser leurs uvres gratuitement, sous réserve de non exploitation commerciale. Cest déjà une pratique répandue sur linternet en matière de documents ou de logiciels. Les jeunes auteurs pourront se faire connaître sans avoir à convaincre un intermédiaire obligé.
La solution consiste à convaincre les utilisateurs de lobligation de rémunérer les créateurs, tout en mettant en place des dispositifs leur permettant de le faire, au « juste prix » . Les sociétés dauteurs ou les auteurs eux-mêmes, désormais en capacité de se produire et de se distribuer eux-mêmes, et dentretenir une relation directe avec leur public pourraient être aussi bien placés pour le faire que lindustrie du disque ou la grande distribution, puisque dans ce schéma les auteurs fournissent lessentiel de la valeur ajoutée, contrairement à la situation antérieure.
En ce qui concerne les poursuites en cours, la campagne menée par les professionnels de la musique a rempli son rôle informatif. Est-ce vraiment de leur intérêt daller jusquau bout de la répression ? Ont-ils intérêt à chercher la condamnation de quelques dizaines de boucs émissaires désignés de façon nécessairement très arbitraire? Ne pourraient-ils éviter une confrontation impopulaire et proposer une trêve ? Par exemple : proposer dabandonner les poursuites contre les auteurs de téléchargements illégaux de fichiers musicaux à des fins personnelles, sous réserve que les personnes poursuivies acceptent de payer les droits dauteurs correspondant aux titres téléchargés. Lensemble des internautes voulant conserver des titres quils ont téléchargés illégalement seraient aussi invités à se mettre en règle, dans un certain délai, en acquittant les droits dauteur.
Cette trêve aurait aussi le mérite dêtre plus favorable au progrès de lesprit de civilité sur linternet.
Michel Elie
De nombreuses études, propositions et débats sur le sujet, ont été fort bien synthétisées dans le document " Etat des lieux sur le P2P et la musique en ligne en France"
publié en ligne par le Forum des Droits sur lInternet